OK ! BÔMEUSE (SS2)

La suite du journal d'une bobo au chômage. Lisez avant de juger.

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Par Lisa Delille
8 août · 4 mn à lire
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Épisode 11 - Le caniparc

Juste un matin au parc à chiens rue des Blancs-Manteaux.

Ce matin, je profite de ma présence dans le Marais pour passer voir Jacinthe sur le montage de son exposition de céramiques.

À peine franchi le seuil de la galerie, je comprends que je tombe mal. AirPods vissés dans les oreilles, mon amie piétine les débris d’un chandelier tout en brassant l’air de ses mains. Quelqu’un est censé lui livrer des stèles mais, visiblement, il n’est pas là.

Au moins Boçek, son basset hound, est-il heureux de me voir, lui. Il me saute dessus en jappant. Je me baisse pour déposer un baiser sur son crâne. Tout à sa conversation, Jacinthe nous aboie d’aller nous faire voir au caniparc. J’attrape la laisse qu’elle me tend sans protester. Dehors, je m’aperçois qu’elle ne m’a pas donné d’adresse mais heureusement, Boçek connait le chemin.

"Bobo" du Marais. DR"Bobo" du Marais. DR

Rue des Archives, j’allume une cigarette tandis que mon guide renifle consciencieusement les pieds des tabourets d’une terrasse déserte. Tout à coup, on entend crier : — Bobo !!

On relève le nez et la truffe. Depuis son zinc, une serveuse nous crie de prendre place. On ne se fait pas prier. La jeune femme nous ramène un allongé ainsi qu’une gamelle d’eau fraîche. Ça y est, l’été est enfin arrivé. Après le temps de dogue qu’on s’est payé en juin, ça fait du bien ! Avec Bobo, on opine de concert à ses considérations météorologiques.

Un chihuahua s’arrête à notre hauteur dans les bras de sa maîtresse AirPodée. Il frétille de nous trouver là. Il s’est fait chier à Marrakech. Chaleur de gueux et pas un chien à la ronde. Pas du tout canin, le Maroc. Plutôt très chat en fait, même si personne ne s’en occupe vraiment. La conversation s’arrête là. Ils ont une visio dans cinq minutes.

On hèle la serveuse pour régler nos consos. C’est offert par la maison ! On remballe notre monnaie et on se remet en route, tout guillerets.

En tournant rue des Blancs-Manteaux, on butte dans un seau plein. L’eau savonneuse se répand sur le trottoir. En nous apercevant, la concierge lâche, blême : — César.

Son mari passe une tête par la fenêtre du rez-de-chaussée et confirme : — C’est lui.

Tout de suite, on dissipe le quiproquo. On n’est pas César, mais Boçek. La concierge sort de sa blouse la photo jaunie d’un basset aussi fat que mon Togo. Avec ses 48 kilos fillettes, Bobo tire la moue. Notre interlocutrice nous explique qu’un matin, César est parti se promener seul au caniparc et n’en est jamais revenu. On s’enquiert de savoir à quand remonte sa disparition.

— Quatre-vingt-neuf ! nous renseigne le mari depuis sa fenêtre. Ah oui, quand même, pense-t-on tout haut. On quitte le couple de concierges non sans leur avoir promis d’ouvrir l’oeil…

Quelques mètres plus loin, on passe le porche d’une crèche municipale menant sur un terrain sablonneux où s’ébrouent des copains de tailles et de races diverses. Un caniche blanc toiletté de frais fond sur nous pour nous faire la fête. On se libère de la laisse et on commence à se courser entre les platanes. Trop l’éclate !

Au bout de cinq minutes, un monsieur en pardessus charriant un teckel vient calmer nos ardeurs. La directrice de la crèche est très remontée ce matin. On a uriné sous son porche et, d’après elle, il ne s’agit pas de pisse de clodo mais bien de clebs.

De toute façon, poursuit-il, c’est la guerre aux Blancs-Manteaux. Pas une semaine sans que cette mégère ne menace de faire fermer le caniparc lequel, du reste, n’en est pas vraiment un. Car, toujours d’après le monsieur qui se présente comme avocat à la retraite, le terrain, coincé entre la halte-garderie et le jardin associatif, bénéficie d’un flou juridique qui jusqu’à présent lui a permis de subsister.

— Un no dog’s land, avance-t-on. Sur son banc, une vieille femme très maigre et attifée comme une gamine avec de multiples barrettes de couleurs, se met à ricaner. C’est Mireille souffle l’avocat, une ancienne danseuse de l’Opéra de Paris et propriétaire de Betty, le caniche blanc.

— Elle a fait voeu de pauvreté, complète le conseil. Avec mon chômage qui diminue comme neige au soleil, ça nous fait un point commun. Tandis que Bobo part rejoindre un labrador chocolat et un shiba inu au fond du parc, je m’assieds près de Mireille dont la robe à fleurs laisse dépasser des tibias squelettiques enrobés de bandages sales. C’est Trousseau qui l’a mise dans cet état. Elle ne décolère pas. Un matin, les pompiers ont défoncé sa porte et l’ont forcée à monter sur le brancard. Elle soupçonne son voisin de les avoir appelés.

Sur place, les sapeurs lui ont demandé : — Mais que va devenir votre chienne si vous mourrez ? Mireille leur a répondu d’aller s’enfiler ailleurs (je rapporte ses mots). Betty saute sur ses genoux pour lui lécher le visage. Dieu merci, achève Mireille, Ricardo, le propriétaire de Jasper, le labrador chocolat, a bien voulu prendre la chienne.

Voilà justement Ricardo qui s’amène, un latte à la main, dans des Birkenstock fourrées. Il est jet-lagué. Il rentre de L.A. où il a supervisé la décoration d’un magasin Prada, rapporte-t-il avec un accent espagnol très prononcé. Depuis le banc des remplaçants, je me demande s’il marche à voile ou à vapeur.

La propriétaire du shiba inu, carré blond impeccable genre Anne-Sophie Lapix, rapplique. À la façon dont elle glousse à chaque saillie du bel hidalgo, je devine qu’elle est sur le coup. L’avocat me renseigne son pédigrée : acheteuse aux Galeries Lafayette, 42 ans, célibataire.

La conversation s’oriente sur les J.O. Pour ce club de privilégiés, il va de soi qu’il faut se mettre au vert, ne serait-ce que pour préserver la santé mentale des chiens. Cela fait penser à Lapix qu’elle doit mettre sa piscine en eau.

Ne sortant pas exactement du caniveau moi-même, je devrais me sentir concernée par leurs problèmes de riches. Or, c’est tout l’inverse. Me vient à l’esprit ce proverbe chinois qui dit que, si un homme vit dans l’oisiveté, un autre homme meurt de faim à sa place. Que fais-je dans ce caniparc, au beau milieu du Marais et de la matinée, avec ces gens propres sur eux, leurs toutous racés, et leurs soucis qui n’en sont pas ?

Mireille interrompt mes pensées en fredonnant un air d’opéra. Un à un, elle défait ses gazes telle Pénélope son suaire. Tout le monde — les hommes, les chiens, et même les oiseaux — s’arrête de cancaner pour contempler, bouche bée, ses plaies purulentes.

L’Ave Maria emplit le caniparc et s’échappe en volutes au-dessus des toits. Le temps, aux Blancs-Manteaux, s’est suspendu. Il pourrait se mettre à neiger que ça ne m’étonnerait qu’à moitié. Je n’ose bouger lorsque j’aperçois Bobo déféquer derrière un platane de peur de rompre ce moment de grâce matinale. (De toute manière, Jacinthe ne m’a pas fourni de sac à crottes.)

Soudain, des coups de sifflets retentissent. Deux agents municipaux débarquent dans le caniparc tels deux pistoleros dans une hacienda mexicaine. D’instinct, les cabots fondent sur leurs maîtres pour remettre leur laisse. Seul Bobo reste figé au-dessus de sa crotte, tout tremblant.

Les deux officiers demandent au propriétaire de se dénoncer immédiatement. Je me lève en précisant que je suis seulement la dog-sitter. Le plus nerveux des deux m’assène que ce sera 35 euros d’amende. Heureusement, Ricardo me fait passer discrètement un sachet en plastique. Je rassemble toute la classe possible pour aller ramasser l’étron fumant. Le contact avec la matière chaude et visqueuse, même à travers le sac, me donne un haut-le-coeur.

J’attrape Boçek par le pli de sa nuque et vais pour m’en aller. Mais c’est sans compter le nerveux qui me menace à présent d’une prune de 150 euros pour avoir ôté la laisse. Je frissonne. Jacinthe ne voudra jamais me rembourser, c’est sûr. Je cherche des yeux l’avocat afin qu’il me tire d’affaire. Le lâche a décampé.

Revenant aux policiers, je leur répète que je suis là uniquement pour dépanner et que, manque de bol, j’ai pas un kopeck. Le nerveux dégaine son carnet de verbalisation tandis que son collègue me somme d’épeler mes nom et prénom. Je refuse net. Je ne vais pas payer pour un iench que je ne connais pas si bien que ça au final. Dans ce cas, c’est la fourrière, m’oppose l’autre dans un rictus écoeurant. Terrorisé, Bobo se presse contre mon mollet.

Ricardo porte ses cojones et s’interpose : nous sommes dans un caniparc et, par conséquent, les canidés ont droit de gambader en toute liberté. Les deux agents, déstabilisés par son accent ou bien ses Birk fourrées, répliquent que s’il n’est pas content, il n’a qu’à aller se plaindre à Hidalgo. Ce à quoi Ricardo répond par un juron typique de la péninsule ibérique. Le nerveux crie à l’outrage à agent (passible d’un an d’emprisonnement et jusqu’à 15 000 euros d’amende). Les chiens, excités par la scène, montrent les crocs, pendant que Mireille s’époumone de plus belle…

Quant à Bobo et moi, on prend la poudre d’escampette.