OK ! BÔMEUSE (SS2)

La suite du journal d'une bobo au chômage. Lisez avant de juger.

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Par Lisa Delille
10 sept. · 5 mn à lire
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Épisode 13 - Les Paralympiques

On m'a filé des places pour les quarts de para tir à l'arc féminin.

Mardi, 16 heures 30. Je fais le pied de grue à Invalides. J’attends mon mec — enfin mon ex — à la sortie du métro. En retard, comme d’habitude. Je lui envoie un sms pour savoir où il en est. Il me renvoie comme une flèche : “Toujours au taf” suivi de : “Te rejoins là-bas.”

J’obéis et avance dans le sillage d’un groupe scolaire. Ça chahute, les insultes fusent de toutes parts. Je me demande déjà ce que je fous là, parmi ces collégiens turbulents et insouciants, sur cette hideuse esplanade transformée en stade éphémère alors qu’il faudrait que je me bouge pour trouver du taf. Mon chômage se termine dans deux mois et cette perspective me crée des angoisses abyssales, m’empêche de dormir la nuit. Bref, je suis devenue irascible.

Mettre dans le mille. Très difficile. DR.

Devant le siège d’Air France, se détache la silhouette tankée de Stéphane, le gars du recensement citoyen. Vêtu d’un veston violet sans manches aux armes des Jeux Paralympiques, il agite une énorme main en mousse. À chaque gamin, il lance d’une voix enjouée : “Check ! Ouais ! Check ! Voiiiilààààà !” Les mômes l’évitent en se gondolant.

Quand il m’aperçoit, Stéphane se met à crier : “Eh oh ! La Bômeuse !” Je vais lui taper la bise et le remercie chaleureusement pour les places.

J’ajoute : — Au fait, tu me diras combien je te dois…

— Ça va pas, non ! me répond-t-il en me frappant de sa pogne factice. Je t’invite ! C’est quand même grâce à toi.

Pas faux. En faisant jouer mes contacts, j’ai réussi à lui dégoter in extremis cette mission d’agent d’accueil pour les Para. C’est payé au lance-pierre mais Stéphane s’éclate. “L’ambiance est folle”, me confirme-t-il. Chaque soir, avec les petits jeunes de sa poule, ils écument les bars du centre. Mais ce n’est pas tout.

— Tu devineras jamais, me glisse Stéphane en plissant ses yeux bleus.

— Quoi ?

— Elle est revenue.

— Qui est revenue ?

— Elle a lâché son zicosse !

Ça y est. J’ai capté. Son ex, Yasmine, la mère de Mathieu, son dernier fils, a fait son come-back. Apparemment, le zicosse de Strasbourg-Saint-Denis s’encroûtait, il avait pris 50 kilos, sans compter qu’il n’en foutait pas une.

— Tandis que moi, avec ma sveltesse et ma délicatesse légendaires, fanfaronne Stéphane en bombant le torse…

C’est vrai qu’il a minci. Comme quoi, le travail, ça vous change un homme.

Je réponds : — Je suis heureuse pour toi.

— En parlant d’ex, il est où le tien ? s’enquiert Stéphane.

— Au travail. Mais il me rejoint.

—Il a intérêt. T’es obligée de me le présenter.

Sur ce, je lui dis à plus tard et continue d’avancer vers l’entrée. Au niveau des portiques sécurité, je tombe sur Marie, une copine de prépa. Elle est habillée en bleu-blanc-rouge de la tête aux pieds et flanquée de ses jumeaux. Au moins dix piges que je ne l’ai pas vue. Elle m’apprend qu’elle a consacré son été entier aux Jeux ainsi qu’aux travaux dans sa baraque du Pré-Saint-Gervais. Avec son mari, ils viennent d’acheter.

— Et toi, tu fais quoi ? s’enquiert-elle.

— Moi… je vais voir le tir à l’arc.

— Non je veux dire, tu travailles pour qui ?

— En ce moment, pas grand monde…

Elle me coupe : — La chance ! Ça pique la reprise !

On continue à discuter en cheminant vers les gradins où une hôtesse nous indique nos places. Tandis que Marie et sa marmaille s’installent au second rang, je m’assieds front row. Devant nous, sur le terrain, une fanfare reprend aux cuivres l’air de “FREED FROM DESIRE”. Je filme avec mon portable et envoie la vidéo à mon mec, enfin mon ex, histoire de le rameuter. Il m’assure qu’il n’en a plus pour très longtemps.

17 heures. Les juges et les athlètes entrent dans l’arène sous les ovations du public — clairsemé. Sur l’écran géant apparaissent simultanément les visages des deux premières archères à s’affronter dans le cadre des quarts de finale féminine.

À gauche, celui de la sévère Somayeh Rahimi Ghahderijani, 40 ans, qui concourt pour la République Islamique d’Iran. À droite, la ronde faconde de Yang Wu, 32 ans, pour la République Populaire de Chine.

Tandis que dans le micro le commentateur égrène le palmarès de Somayeh dont j’apprends qu’elle a démarré le tir à l’arc à l’âge de 27 ans, en 2011 exactement, s’imposent mentalement à moi des palais aux somptueuses mosaïques, des mosquées aux dômes opaline, des fontaines d’abondance et de frais jardins qui embaument le jasmin.

Ces images paradisiaques se superposent en un curieux palimpseste avec celles du voile noir qui encadre strictement l’impassible face de l’Iranienne barrée d’une paire de sourcils tatoués en noir. Depuis son fauteuil positionné de biais, Somayeh fixe la cible, impassible.

À présent, je m’interroge : quel accident atroce, quelle maladie incurable l’a-t-elle condamnée à cette chaire de fer ? Par quels chemins est-elle venue au tir à l’arc ? Par ailleurs, sa conversion tardive est-elle directement liée à cet accident de parcours ou bien à autre chose ?

Ça continue : pourquoi avoir jeté son dévolu sur ce sport, en particulier ? L’engagement de Somayeh émane-t-il d’une tradition familiale ou résulte-t-il d’une lecture du philosophe allemand Herrigel qui, dans son ouvrage Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc (1948), voyait dans l’action de lâcher la corde le moyen de s’oublier et donc d’atteindre la perfection…

De manière plus prosaïque, l’Iran sous Ahmadinejad avait-il quelque accointance avec la World Archery ? À chaque pays son sport national. La Grande-Bretagne a le cricket, la Russie les échecs, la Chine le ping-pong, la France le lever de coudes. Pourquoi pas le tir à l’arc, après tout. L’ex président et les shahs qui l’ont précédé aimaient-ils titiller la corde quand ils n’étaient pas occupés à massacrer leur peuple ou à enrichir de l’uranium ? Tant de questions et si peu de réponses…

L’arbitre siffle le coup d’envoi. Somayeh bande son arc et tire. Sa flèche se fiche 70 mètres plus loin dans le jaune, ce qui lui confère la note de 7.

Campée sur ses deux jambes valides, son adversaire chinoise s’apprête. C’est le moment que choisit l’un des fils de Marie pour hurler : “MAIS MAMAN C’EST D’LA TRICHE ELLE EST PAS HANDICAPÉÉÉEEEEE !!!!” Tout le rang se met à pouffer faisant se retourner l’hôtesse qui nous brandit son panneau marqué “SILENCE”. Malgré son indéniable avantage physique, Yang Wu récolte elle aussi un 7.

Les tirs s’enchaînent et se ressemblent. J’en viens très vite à la conclusion que le tir à l’arc, c’est hyper chiant. Vraiment, aucun intérêt. Je profite de la fin du premier set (remporté par la Chinoise à 26 contre 22) pour descendre des gradins et appeler mon mec, enfin mon ex. Son métro est bloqué à Miromesnil mais d’après lui, le train devrait repartir d’une minute à l’autre. Je lui dis de se dépêcher, ça va vite le tir à l’arc, raccroche et remonte dans la tribune.

Le second set est lancé. J’envoie toutes les ondes positives possibles à mon Iranienne qui enchaîne deux 4 mal branlés entrecoupés d’un 9, soit 17 points. Yang la coiffe à nouveau au poteau avec un cumul de 25 points. À ce stade, je me demande ce qui se passe dans la caboche de Somayeh qui ne trahit aucune émotion. Preuve que les athlètes, bien plus que les dictateurs, sont de grands psychopathes.

Mon téléphone vibre sur ma cuisse. Mon mec, enfin mon ex, qui me sms. Il est aux portes mais il n’a pas l’appli. Sans elle, impossible d’entrer. Je lui réponds sèchement qu’il n’a qu’à la télécharger, l’appli. Il m’oppose qu’il n’a plus de batterie.

Je me lève pour aller le chercher mais l’hôtesse m’ordonne aussitôt de me rassoir. Le dernier set va démarrer. J’obtempère, contrite.

Somayeh démarre fort avec un 9 contré par un 7 de la Chinoise. L’espoir renaît en moi. J’imagine déjà l’hymne iranien retentir dans l’amphithéâtre pendant que ma championne roule vers le podium pour récupérer sa médaille. La revoilà qui tire : un 8. Yang égalise. Je ne sais pas trop ce que cela signifie, si l’on est en situation de balle de match ou non, mais à cet instant, tout mon corps se met à vibrer pour la Persane. C’est net, il faut qu’elle mette dans le mille, ne serait-ce que pour prouver au monde qu’à 40 ans, tout est encore possible : malgré la dictature, malgré les guerres, malgré l’absence de sponsors, malgré la chaise roulante.

L’heure de vérité a sonné. Somayeh extirpe sa dernière flèche de son carquois, arme son arc et tire : elle écope d’un lamentable 5. La Chinoise termine sur un 8. Score final : 0 à 6 pour Yang. Somayeh est battue à plates coutures.

Le public applaudit mollement tandis que les deux femmes quittent la zone sans un regard pour nous qui les avons pourtant soutenues de toutes nos âmes. L’ingratitude paralympique. De mon côté, je me tourne pour dire au revoir à Marie qui me propose gentiment de s’ajouter sur LinkedIn. Dans ma tête, je me note de mettre à jour mon profil.

Je gagne la sortie pour retrouver mon mec, enfin mon ex. Aux portiques, personne. J’essaie de l’appeler. Messagerie. Je zone un peu devant avant de me résoudre à reprendre le métro. De loin, je vois Stéphane se trémousser sur un son de Stromae avec son gant XXL. Je change de trottoir et rentre chez moi.

Plus tard, dans mon lit, je tente de glaner quelques informations sur la vie de Somayeh. À part ses derniers scores — très médiocres — sur le site de la fédé, il n’y a rien. Comme si Somayeh Rahimi Ghahderijani n’avait pas d’existence réelle. Une athlète fantoche, en somme. En même temps, je ne parle pas le farsi et j’ignore si Internet est libre ou non dans son pays.

Plutôt que de rédiger un sms rageur à mon mec enfin mon ex, je vérifie sur Babelio la fameuse citation de Romain Gary : “Entre s’enfermer à double tour et laisser entrer le monde entier. Ne pas se durcir mais ne pas se laisser détruire non plus. Très difficile.”

En la relisant, je me demande à quelle extrémité du spectre se situe Somayeh et dans quelle mesure son hijab n’est pas une manière de se durcir pour ne pas se laisser détruire. Je devrais peut-être essayer le foulard, pour voir. Y a moyen que ça m’aille, je veux dire, pour mes failles. J’éteins la lumière. Bordel, encore une nuit sans sommeil.

Je ne sais pas ce qu’elle fait, ni avec qui elle est, mais je pense à Somayeh.