OK ! BÔMEUSE (SS2)

La suite du journal d'une bobo au chômage. Lisez avant de juger.

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Par Lisa Delille
31 juil. · 6 mn à lire
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Épisode 9 - Le clubbing

Jacinthe m’a mise sur la liste d'un nouveau club à Austerlitz.

Minuit, quai d’Austerlitz.

— Bonsoir, le QR code s’il vous plaît, me demande le vigile. 

— Bonsoir, je suis sur liste !

— Quelle liste ? 

— Celle de Jacinthe ?

— Qui est Jacinthe. 

Une amie, elle connaît le DJ. 

— Quel DJ ?

— Aucune idée.

— OK, mettez-vous sur le côté.

Je me décale et appelle Jacinthe. Depuis son Uber, elle m’intime de donner le nom de Karine sur la liste de Guillaume. Je raccroche et transmets au physio, qui vérifie sur sa feuille volante.

— C’est bon Karine, bonne soirée. 

— À vous aussi. 

Vestiges de l'amour. DR.Vestiges de l'amour. DR.

Dans la file des vestiaires, j’avise Fred, le rédacteur en chef d’HyperMédia, un média vidéo indépendant. Je vais le saluer histoire de gruger quelques places. 

— Putain Lisa, ça fait un bail ! 

— Grave !

— Tu piges toujours pour Journal

— Plus depuis janvier malheureusement. Je crois qu’ils ont recruté quelqu’un.

— Tu fais quoi du coup ? 

— Rien, enfin le chômage… 

— Ah ouais, j’ai vu passer tes chroniques ! Très drôle ! Je me demandais si c’était vrai. 

— Tout est vrai.

— Et t’es payée pour ça ? 

— Non non, juste Pôle Emploi. 

— C’est bon ça ! 

— Mouais. T’aurais pas 2 euros pour le vestiaire ? J’ai oublié de retirer…

Il cherche dans sa poche de jean. — Tiens. 

— Merci, je te fais un Lydia.

— T’inquiète, je sais ce que c’est ! 

Il s’éloigne. Vraiment cool ce Fred. En plus, j’adore HyperMédia. J’aimerais trop travailler pour eux. Je me déleste de ma veste et pénètre dans la salle — clairsemée — au fond de laquelle un mec avec une coupe au bol pousse les boutons d’une console. Guillaume sûrement. Je m’approche du bar. Fred est encore là avec d’autres journalistes d’HyperMédia.

Il m’alpague : — Eh la Bômeuse ! Tu bois quelque chose ? 

— C’est gentil mais je veux pas abuser… 

— Je suis plein aux as !

Dans ses paumes, des jetons en plastique. J’en pioche un que je vais échanger au comptoir contre un gin tonic. Puis je retourne les voir, lui et sa clique, histoire de me mettre dans leurs petits papiers. Qui sait, cette soirée pourrait m’offrir des débouchés…

Je lève mon verre : — À la vôtre, les gars !

L’air de rien, je commence à leur dérouler mon CV. Les cracks d’HyperMédia semblent plutôt réceptifs. J’amorce à peine ma période la plus reluisante quand je suis projetée violemment en avant. Je me retourne : Jacinthe, bien sûr, vêtue de cuir de pied en cap. Le noir du cuir tranche avec ses cheveux blond platine. Sublime.

Elle aboit : — T’as pu rentrer ?

— Comme tu vois. C’est qui Karine ?

— Oublie Karine. Tu bois quoi ?

Sans attendre ma réplique, elle me prend mon verre des mains et le siffle d’une traite. Même si elle gagne bien sa vie comme céramiste, Jacinthe déteste raquer en soirée. Sur ce point, je suis raccord avec elle. Quand j’étais salariée, je m’arrangeais toujours pour boire à l’œil. Question de principe. N’empêche, on est à sec.

Je tape sur l’épaule de Fred : — Fred, dis-moi, il te reste des jetons ? Pour ma copine…

Fred se tourne vers Jacinthe, lui sort un baisemain appuyé et nous lâche deux jetons. On se rue au bar.

— C’est qui ce bolosse ? ricane mon amie.

— C’est Fred. Il est cool, t’inquiète.

Elle récupère nos consos et m’entraîne dans la foule sans un merci pour notre mécène. Une vraie furie (je l’adore). Là, elle sort un pochon de MDMA dont elle saupoudre sa boisson comme s’il s’agissait de paprika, puis me le tend. Je décline. Je dois avouer que j’ai du mal avec les drogues de synthèse. En termes de descente, le chômage me suffit amplement.

Trente minutes plus tard, Jacinthe est dans la lune. Comme s’il avait flairé l’aubaine, Fred vient se coller à elle. Elle le laisse faire. Je décide d’aller me faire voir au fumoir.

1 heure. Dans le fumoir, j’avise un métisse en pantalon de latex bardé de chaînes. Il fume une Vogue. Je m’approche pour le taxer.

Il me lâche une tige avec un large sourire : — Avec plaisir !

— Ouah merci, c’est rare !

Il se marre et me demande ce que je fais dans la vie.

J’opte pour : — Journaliste.

— C’est ouf !!

— Euh pas tant que ça. Y en a plein ce soir.

— Je veux dire, je sors un clip.

— Génial où ça ?

— Demain à 17 heures, sur Insta.

— Cool, mais je vais pas te mentir, à part Booba, j’y connais rien en musique.

— Mais tu connais forcément des gens ! J’ai pas de label, pas d’attaché de presse, je suis indépendant !

— Bienvenue au club.

Je lui distille quand même quelques conseils, le temps de ma cigarette. Je le quitte pour aller aux toilettes non sans lui avoir promis de mater son clip à l’heure dite.

Dans les toilettes, je me poste près d’un gnome à barbichette. Il lève les yeux vers moi, me sourit d’un air béat. Au moment où une cabine se libère, il me fait : — Je vous en prie, allez-y.

— Tu peux me tutoyer, tu sais.

— Certainement pas une femme de votre pédigrée. Vous faites quoi dans la vie ?

J’improvise : — J’écris.

— Fantastique ! Moi aussi.

— Ah oui ? Quoi donc ?

— Essentiellement de la poésie et des traités d’agronomie. Mais je viens de signer un contrat avec un éditeur pour trois romans dont le premier sortira à la rentrée littéraire.

— Rien que ça. Et t’as quel âge sans indiscrétion ?

— Vingt-six ans.

— Tu me fascines.

— Je sais.

— Haha. T’es devin, c’est ça ?

— Non, je suis corse.

— Tout s’explique.

Je rentre dans la cabine et m’enferme à double tour. Je baisse ma culotte au-dessus de la lunette jonchée de papier rose et de pisse. Je m’imagine soudain quitter cette soirée d’hurluberlus pour rejoindre mes pénates. Avec un peu de chance, je choperai le dernier métro.

En même temps, c’est pas comme si j’avais des trucs à faire demain. J’ai juste Stéphane, le gars du recensement citoyen, qui doit passer boire le café. (Je vous en parlerai bientôt.) Je me refroque et quitte la cabine. Le corse a disparu. Je me lave les mains.

Dans la salle — comble — une fille aux cheveux bleus a pris le relais derrière les platines. Je slalome entre les clubbers jusqu’à l’endroit où j’avais laissé Jacinthe tout à l’heure. Je ne la trouve pas. Je continue d’avancer au hasard, en m’excusant à chaque fois que je marche sur un pied ou bouscule une épaule. Tout le monde se montre super compréhensif. Un grand dadet s’excuse alors que c’est moi qui l’ai éclaboussé avec sa propre bière. Cette bienveillance me réchauffe le coeur. À Paris, la nuit est incontestablement plus douce que le jour.

Quelqu’un me donne un violent coup de coude. Jacinthe : — On est làààà !!

Elle me propulse vers le DJ à coupe au bol.

Je lui dis : — Salut ! Merci pour la liste !

En fait de réponse, l’arrogant lève un pouce. Il est loin lui aussi.

Je me tourne vers ma pote : — J’ai soif. Fred t’aurait pas laissé des jetons par hasard ?

Elle réagit : — Fred qui ?

— Laisse tomber.

Je repars en direction du bar. Comme de coutume, Fred est là avec son fan club. Je pointe sa poche de jean : — Dis, je pourrais t’en gratter un petit dernier ?

— Désolé la Bômeuse, la source est tarie.

— Mince, pas grave. Sinon, j’ai oublié de te demander, vous cherchez des pigistes ?

Fred, comme sorti de nulle part : — C’est un beau brin de fille, ta copine.

— Oui, elle est… comment dire… fleurie.

— Libre ?

— Euh oui… Tu veux que je t’arrange le coup ?

— Je dis pas non.

Je fonce voir Jacinthe qui est maintenant juchée sur les épaules de Guillaume, bras en l’air.

Je sautille pour lui dire : — Fred te kiffe.

— Hein ?

— Fred, il te veut. Descends, je te le présente.

— L’autre boomer ?

— Il bosse chez HyperMédia. Allez, en piste, c’est important pour moi…

Elle me hurle : — NO WAY !! C’EST PAS PARCE QU’IL M’A KHALASS QUE C’EST L’OPEN D’AUSTRALIE !!!

Je retourne voir Fred qui guette : — Alors ?

— Là, tout de suite, elle est occupée mais bouge pas, je te paye un verre.

— Mais t’as de quoi ?

— T’inquiète pas.

Je pointe au comptoir — bondé — pour raquer une conso. Il faut savoir dépenser pour obtenir un retour sur investissement. Quand je reviens, à ma grande surprise, Fred tient une flûte de champagne dans sa main. Il discute avec une femme élégante, genre Carole Bouquet. Lorsqu’elle me voit approcher, elle me jette un regard inamical. Fred referme le cercle. Je sens que je dérange. Je m’éclipse au fumoir.

2 heures. Dans le fumoir, j’appréhende une brindille qui vacille sur un bloc de béton. Elle porte une longue robe tablier qui tombe sur ses chevilles tatouées. Sans que j’aie besoin de lui demander, elle me tend une Marlboro Light.

Je la complimente : — J’aime beaucoup ce que tu portes.

— C’est un proto.

— Et bah il est beau, ton proto. Bravo.

— T’as pas vu Céleste ?

— Qui est Céleste ?

— Ma modèle.

— Désolée, je vois pas.

— Mais si, elle est à 100K sur Insta.

— ...

Elle se penche vers moi avec des yeux qui ne demandent qu’à loucher : — J’ai de la kéta.

— Merci, je suis équipée.

Elle glane un verre par terre dans lequel surnagent deux trois mégots de clopes.

J’interviens : — À ta place, je…

Elle boit une grande lampée du liquide brunâtre mais étrangement, ça passe.

Elle poursuit : — On a un vol pour Venise demain. On va shooter la collection là-bas.

— À quelle heure, ton vol ?

Elle regarde à son poignet la montre qu’elle n’a pas : — 17 heures.

— Bon. T’as encore un peu de temps devant toi alors.

Je la laisse en lui promettant d’ouvrir l’oeil pour Céleste.

Dans mon dos, je l’entends me crier : — DIS-LUI QU’ON PEUT S’ENREGISTRER !!!

En repassant devant les vestiaires, je tombe une nouvelle fois sur Fred.

— Quoi, tu pars déjà ?

— Ouais, je descends à Cannes à la première heure demain.

— Mais on a à peine eu le temps de parler… Je passe te voir à la rédac quand tu rentres ?

— Je te cache pas que c’est un peu la folie en ce moment…

— OK sinon t’as un mail ? Comme ça je t’envoie mes propositions de sujets directement…

Remettant sa veste : — Je regarde jamais mes mails. Ajoute-moi sur Insta si ça te va.

Puis : — Au fait, tu diras au revoir à ta copine. Elle est jolie mais c’est dommage qu’elle s’abîme comme ça.

— T’inquiète pas, elle a de la résilience.

Je le regarde quitter le club avec amertume. Soudain, je réalise que plus rien ne me retient dans cet endroit. Je retourne dans la salle pour dire à Jacinthe que je m’arrache.

2 heures 45. La salle s’est vidée et a rajeuni de moitié. Les quadras sont tous partis libérer la baby-sitter. Je joue des épaules pour me frayer un chemin entre les décideurs de demain. Mais plus personne ne fait attention à moi. Les jeunes sont en transe devant un grand noir en toge noire. Ça y est, j’en ai marre. Tout ce petit monde me saoule. Je ne peux plus me les voir, j’ai envie de faire un strike. Je bute par mégarde sur l’agronome corse qui m’annonce qu’il a composé un poème pour moi. Il commence à le déclamer par-dessus le vacarme. Je l’écarte d’une main brusque.

Au bout de dix minutes, je finis par trouver Jacinthe près de la scène en compagnie d’un type musclé vêtu d’une combinaison de pompier.

J’annonce : — Je me rentre.

Jacinthe postillonne : — Il a des ecstas !!

— Super. Tu veux pas venir avec moi ? Comme ça, on partage le Uber.

— T’es pas bien le son est ouf !

Moi au pompier : — Bon, je te la confie. T’es vraiment pompier ?

— La fleeemmme !!

— OK, amusez-vous bien.

Je vais pour partir quand un beau brun à casquette se joint à nous. Mon mec (enfin mon ex) sans les défauts physiques. Une splendeur.

Le pompier à moi : — Il a monté une marque de draps.

— Des draps ?

— Oui, t’as dû voir les pubs sur Insta.

En effet, maintenant qu’il me le dit, je vois très bien. BEAUX DRAPS., ça s’appelle. Des parures en percale de coton bio et éthiques. Ils m’ont tellement matraquée cet hiver que j’ai dû les signaler. Je soupçonnais mon iPhone de comptabiliser mes siestes, je devenais parano.

Le BB me tend une fiole de poppers. Comment refuser ? Je n’ai jamais su refuser quoique ce soit à un mec beau. C’est comme ça. Je sniffe le philtre d’amour. Une bouffée euphorisante emplit ma tête.

Je dis pour l’épater : — Tu es à la literie ce que Airbnb est à l’hôtellerie.

— Hein ?

— Je dis : TU ES À LA LITERIE CE QUE AIRBNB EST À L’HÔTELLERIE.

— Pas compris.

Je lui rends sa fiole. Il inhale le produit en se bouchant une narine. Je n’ai jamais vu de narine aussi bien profilée. Ça m’émeut. Je me rapproche de lui, commence timidement à me déhancher. Il est 3 heures du matin, et j’entre dans la danse.

Ça y est, je suis face à lui. Mais je prends le temps, je retarde le moment du baiser. Je me laisse porter par le beat distillé par le pope noir sur l’estrade. Les gens qui tout à l’heure m’exaspéraient, je les trouve beaux et rayonnants à nouveau. Ils sont mes amis, mes collègues, ma famille. Ils ont beau avoir dix ou quinze ans de moins que moi, je suis comme eux. Mieux, je n’ai pas d’âge. Je suis éternelle, je ne suis pas née et par conséquent je ne mourrai jamais.

Les yeux fermés, j’oublie tout : le risque Covid, mes angoisses, le café de demain avec Stéphane, la fin prochaine de mes indemnités. La vie est belle, la ville est belle, les narines de cet inconnu aussi…

J’ouvre les yeux. Il n’est plus là.

Je me tourne vers le pompier : — Il est parti ton pote ?

— Ouais, sa racli est bloquée à l’entrée.

— Elle s’appelle comment ?

— Karine.

Je lève les yeux vers Jacinthe qui part dans un rire diabolique. J’abdique. Je prends un ecsta.

6 heures du matin. Je suis seule au milieu de la piste de danse. Les lumières se rallument sur une salle jonchée d’immondices et de gobelets en plastique.

Le vigile s’approche pour me dire : — VEUILLEZ REGAGNER LA SORTIE, LA FÊTE EST FINIE.