OK ! BÔMEUSE (SS2)

La suite du journal d'une bobo au chômage. Lisez avant de juger.

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Par Lisa Delille
29 avr. · 3 mn à lire
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Épisode 8 - Le bus 62

Coup de foudre dans le bus 62.

Lundi, 8 heures 55. À peine sortie de chez moi je me mets déjà à courir. Le 62 est à l’approche. Ce matin, j’ai décidé de mettre à exécution une résolution que je médite depuis longtemps : aller travailler à la BNF, la bibliothèque nationale de France. Et oui ! Dans la vie, il faut savoir se donner les moyens de ses ambitions.

Je traverse la rue d’Alésia et me poste à l’arrêt. Le bus en accordéon vient s’échouer à mes pieds. Évidemment, il est blindé. Après un rapide coup d’oeil aux portes, je décide de me rabattre sur celle du milieu. Une plateforme se déploie pour faire la jonction avec le trottoir, la porte s’ouvre et libère un obèse en fauteuil électrique. Je monte.

Fiasco annoncé. DR.Fiasco annoncé. DR.

D’emblée, je sens que quelque chose ne va pas. L’ambiance à bord est pesante. Ces gens agglutinés les uns aux autres ont vécu une expérience traumatisante. Mais quoi ? Personne ne parle, les visages sont fermés, les yeux regardent ailleurs.

Le bus repart dans un silence mortifère. Il faut attendre de passer le Monoprix pour que les langues se délient. Une dame au profil d’oiseau se penche vers sa voisine pour lui lâcher placidement : "Quarante-cinq minutes quand même”. Je tends l’oreille et comprends que les passagers du bus 62 ont été bloqués en pleine voie, un peu plus bas rue de la Convention, à cause du marché. J’essaie d’imaginer le supplice qu’ils ont enduré. Même pas cinq minutes que je suis là et je me demande comment je vais tenir jusqu’à Chevaleret.

On dessert Alésia. Beaucoup de gens évacuent alors je m’agrippe à la barre métallique pour éviter d’être emportée par leur flot. Dehors les candidats au voyage sont deux fois plus nombreux et je n’ai aucune envie de rester sur le carreau. Juste avant qu’ils ne montent, je vais me réfugier dans l’accordéon. Entre ses plis je me sens — presque — comme dans mon Togo.

Les portes se referment. Le bus cahote sur la chaussée défoncée jusqu’au feu. Devant nous, c’est un fatras de camions, de voitures et de vélos. Les coups de klaxon et les insultes fusent par-delà les palissades de travaux. Aucun flic pour fluidifier la circulation. C’est pas Alésia c’est Beyrouth.

Malgré le feu au vert, on ne bouge pas d’un iota. Face à moi une grosse dame ânonne des trucs inaudibles dans son masque covid. Une lycéenne tchipe. Vers le fond un homme se met à crier “La porte !” Sa requête fait la remontada jusqu’au chauffeur qui finit par appuyer sur le bouton. À travers la fenêtre, je le regarde longer la brasserie Zeyer avant de disparaître dans le métro. J’hésite à l’imiter mais je redoute le changement à Denfert. Infernal, ce changement. Je m’accroche.

Ça bouge enfin. Le 62 s’engage sur la place quand soudain, quelqu’un se met à tambouriner contre la porte avant. Le chauffeur pile sous les cris de protestation. Un commis de cuisine du Zeyer a oublié sa sacoche en descendant. Le brave n’en revient pas de nous trouver encore là. Avant de redescendre, il nous lance un sonore “Que dieu vous bénisse !” Des passagers l’applaudissent, visiblement émus. Pas l’employé de bureau plongé dans sa partie d’échecs.

On fend la place d’Alésia comme Moïse les eaux de la mer Rouge. À partir de là, c’est impeccable. On roule à tombeau ouvert jusqu’à la Tombe Issoire. C’est quand les rues sont dégagées que les conducteurs RATP révèlent leur vraie nature : génocidaire. Ce taré se paye même le luxe de snober l’arrêt Droits de l’Enfant. Mais qui s’en soucie ici bas ?

J’aperçois bientôt LMS, le point relais pour mes colis Vinted qui fait office de poste-frontière avec le XIIIe. Du gymnase Alice Milliat, du nom de la rameuse qui milita dès les années 20 pour que les femmes accèdent aux compétitions sportives internationales, sort un groupe de boy-scouts avec baudriers et mousquetons. Jamais compris le délire de l’escalade en salle. C’est quoi cette obsession à toujours vouloir grimper plus haut en solo ? Plutôt que de jouer les Icare modernes, je préfère rester en bas, peinarde, avec le peuple.

À Glacière, on refait le plein de travailleurs excédés et fatigués. Heureusement, dehors, c’est joli. La bohème de la Butte-aux-Cailles boit le café en terrasse, quelques clochards célestes bronzent sur les marches de l’église Sainte-Anne. Tout le monde a l’air de bien profiter. Sauf moi qui marine dans l’odeur de tabac froid. Mes soupçons se fixent sur un type louche avec un sac Basic Fit.

Heureusement, il descend Avenue d’Italie dévoilant dans son sillage un grand mec aux cheveux décolorés. La ganache de François Civil dans BAC Nord, une carrure à éclipser la BNF. Faute de maquillage, je chausse mes écouteurs pour lancer une chanson de rap mélancolique. Rien de mieux pour se donner un air mystérieux et surtout, couvrir le délire d’une élégante en boubou orange qui nous harangue depuis quelques arrêts déjà sur les désastres de la Françafrique.

Les hautes tours de béton alternent avec les commerces chinois fermés. Sur la gauche jaillit la façade taguée de L’Âge d’Or, le café où il m’est arrivé l’an dernier de rédiger cette chronique. À l’époque, vous étiez des milliers à me lire. Aujourd’hui, je n’écris plus que pour les happy few. Je me demande si François Civil en fera partie. Les trois-quart des passagers descendent à Olympiades.

Ça y est, j’ai établi un eye-contact. Je crois même que François Civil m’a souri. Je lève le nez vers le plan de ligne pour masquer mon trouble. Il faut savoir que contrairement à l’écrasante majorité de mes soeurs, je ne me suis jamais fait draguer dans les transports en commun. En matière de harcèlement de rue, je suis l’exception qui confirme la règle. Du coup, je vous laisse imaginer la panique dans ma tête.

Plus que deux stations avant la BNF. Je me tourne à nouveau vers mon acteur fétiche. Accoudé à la rambarde dos à la route, tel un habitué de bar, il me reluque effrontément. Plus de doute possible, il me veut. Mes jambes se mettent à flageoler.

Avant-dernier arrêt. La prédicatrice en boubou s’exfiltre en nous traitant de racistes. Ne restent plus que des personnes âgées, une rousse avec un chapeau de corsaire et une poussette double. FC salue le chauffeur et s’avance dans l’allée tel un cow-boy dans un saloon. Mon coeur cogne à cent à l’heure. Quelle va être sa première réplique ? Je retire mes écouteurs pour lui signifier que je suis prête à tout entendre, surtout une cochonnerie.

Bientôt Chevaleret. J’ouvre Google pour vérifier l’heure d’ouverture de la BNF. Mais nan, fermée le lundi matin. J’ai plus qu’à me trouver un café pour attendre 14 heures. Je jette une dernière oeillade à mon BG. J’y crois pas, il est en train de chiner la belle corsaire. C’était trop beau pour être vrai. La vie n’est pas un movie. Bon, c’est pas grave, tant que j’ai mon allongé…

Les portes s’ouvrent. Je laisse passer la poussette double. Mais au moment de franchir le seuil, une main se pose sur mon épaule. François a changé d’avis ! Je me retourne en battant des cils :

— Oui ?

— Votre titre de transport s’il vous plaît.

Putain de contrôleur en civil.

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